samedi 31 décembre 2022

 Jean Routier catalogué (2)


     Dans un précédent billet (17 août 2020), j'avais présenté six dessins de Jean Routier utilisés post-mortem, dans cinq rubriques. J'y esquissais une typologie en deux catégories selon la visée de l'utilisateur qui peut être soit illustrative soit documentaire. J'en ajoute une troisième, bio-bibliographique, qui concerne au premier chef ce blog dont c'est l'objectif et qui sera concernée dans la prochaine livraison.
 
     Ce nouveau billet présente, en suivant la numérotation adoptée dans le précédent, quatre nouveaux dessins réutilisés issus de sa production de dessinateur "éditorialiste".
 

6- Le témoin de son temps 

     The Journal of Modern History, publié par les Presses de l'Université de Chicago a utilisé en couverture, déjà à deux reprises [1], un dessin de Jean Routier issu du Cri de Paris.  
 
     Cette revue se qualifie de principale revue mondiale pour tous les aspects de l'histoire européenne depuis la Renaissance.




The Journal of Modern History - https://www.journals.uchicago.edu/journals/jmh/lrf


Le Cri de Paris n° 2182 - 20 janvier 1939 - gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

 

     Il s'agit de la couverture du n° 2182 du Cri de Paris, daté du 20 janvier 1939, qui représente sur fond de carte de l'Europe un petit Mussolini, les pieds bien ancrés sur le sol italien, mais dont la grande ombre projetée sur le continent est celle de Hitler. La légende est brève : "La menace". Le texte de la p. 8 de l'hebdomadaire critique l'attitude des démocraties vis à vis de l'Italie fasciste et notamment de Chamberlain. Le ministre français des Affaires étrangères dont le nom n'est pas cité [2], n'est pas épargné, pour avoir reçu Von Ribbentrop, son homologue allemand, à Paris et signé avec lui  un accord bipartite. La menace, c'est l'axe Rome-Berlin. 
 
Le Cri de Paris - 20 janvier 1939 - gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

 

 

7- Le commentateur politique

     
     La Contemporaine [3], a mis en ligne une exposition virtuelle intitulée "Caricature et Violence de l'Histoire", composée de deux volets : un parcours chronologique (des années 1820 à 2018) et un parcours thématique. La section "D'une après-guerre à l'autre" (sous-section 1918-1939) utilise trois couvertures du Cri de Paris dessinées par Jean Routier. Leur reproduction  est assortie d'un bref commentaire dû à Sofiane Taouchichet [4].

 

La fin des réparations

 

Jean Routier - Le Cri de Paris n° 1944 - samedi 30 juin  1934 -  gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

     
     Dans une boutique garnie de produits, une femme nazie (identifiable à Germania) refuse d'honorer les factures présentées par les alliés (Marianne pour la France, John Bull pour la Grande Bretagne, Oncle Sam pour les États-Unis). Le titre "L'Allemagne ne paiera pas" est explicite : il fait référence à la décision de l'Allemagne, le 14 juin 1934, de mettre fin au paiement des réparations et de ne plus honorer ses dettes. L'histoire des réparations imposées à l'Allemagne par le traité de Versailles pour compenser les pertes et les dommages subis par les alliés est un véritable feuilleton, marqué par des crises et des ajustements : conférence de Cannes (1922), occupation militaire de la Ruhr (1923), plan Dawes (1924), plan Young (1929), moratoire Hoover (1931), conférence de Lausanne (1932). Les propos prêtés à Germania par Jean Routier ("J'avais fait faillite deux fois et vous avez continué à me fournir ... Tant pis pour vous !") font allusion aux défauts financiers de l'Allemagne en 1923 puis en 1931.
     D'autres couvertures du Cri de Paris permettraient d'aborder d'autres pans de cette histoire, en illustrant les désaccords entre alliés. Les Anglo-Saxons, inquiets d'un effondrement économique de l'Allemagne - cliente de leur industrie - et des risques d'un basculement dans la sphère bolchevique, s'opposent à la France qui cherche à obtenir des garanties sur ses frontières et soumet le paiement de ses dettes aux américains à la stricte exécution des traités par l'Allemagne.
 
 

Des ingérences soviétiques ?



Jean Routier - Le Cri de Paris n° 2003 - vendredi 16 août 1935 -  gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
 
     Une manifestation violente : cris, poing levé, drapeau rouge, jets de pavés depuis une barricade, un homme étendu à terre avec du sang. En arrière plan, des bateaux. Dans un médaillon, l’image classique de l'homme au couteau entre les dents, symbole du bolchevisme [5]. Cette scène d'émeute est accompagnée d'une légende "explicative" : "L'amitié soviétique ... se manifeste dans nos ports".
     Il suffit de consulter les journaux des jours précédents pour apprendre que de graves désordres se sont produits dans les arsenaux, à Brest et à Toulon [6]. La cause directe en est l'application des décrets-loi du gouvernement Laval qui, dans le cadre d'une politique de déflation, prévoit une baisse autoritaire de tous les revenus notamment salariaux. Ces événements sont diversement interprétés. En effet, les affrontements avec les forces de l'ordre (trois morts et 250 blessés à Brest, deux morts et 50 blessés à Toulon) dépassent la forme habituelle des revendications sociales. Dès le 7 août, Le Journal écrit que "les procédés employés (...) indiquent assez que les meneurs communistes sont les vrais responsables des sanglants désordres (...)". La presse emploie les termes de journées sanglantes, d'explosion, d'émeutes, de tentative de coup d’État.

Affiche commandée à Henri Petit par le Comité de propagande des Républicains nationaux en 1934.


     Dès le 9 août 1935, Le Cri de Paris  évoque des menées communistes. Dans son numéro du 16 août, Le Cri de Paris publie trois échos. Le premier (p. 7), satirique,  note la tentation de réduire les faits à des bagarres habituelles dans les ports ; le second (p. 11-12, avec une vignette d'un ouvrier allumant une mèche, dessin de Routier) expose la thèse d'un mouvement pré-révolutionnaire ; le troisième (p. 14) fait un raisonnement géo-politique complexe (la France confrontée à des troubles révolutionnaires serait dans l'incapacité de soutenir la Pologne qui doit faire face aux menées national-socialistes dans le port de Dantzig, donc les moscoutaires en France donnent une arme à l'Allemagne hitlérienne). 
     L'amitié soviétique évoquée en légende se rapporte au rapprochement avec l'Union soviétique amorcé et négocié par Louis Barthou (assassiné le 9 octobre 1934) et poursuivi par Laval qui a signé un pacte d'assistance avec Staline (2 mai 1935) que d'aucuns jugeaient inopérant. Quoi qu'il en soit, les événements dans les arsenaux prouvent pour une partie de la presse la duplicité soviétique, ce qu'illustre Jean Routier [7].

Le Journal - 7 août 1935 - gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Le Cri de Paris -9 août 1935 - gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Contre les dictatures

 
Jean Routier - Le Cri de Paris n° 2058 - 4 septembre1936 - gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France



     C'est, semble-t-il, une constante du Cri de Paris que sa dénonciation des dictatures. On aura l'occasion d'y revenir. La couverture du 4 septembre 1936  est provoquée par les purges staliniennes d'août 1936. Le procès des 16 (dit du Centre terroriste trotskyste-zinoviéviste) est le premier des procès de Moscou, du 19 au 24 août 1936 qui permit à Staline d'éliminer tous ses opposants - ou supposés tels - dont Zinoviev et Kamenev, anciens compagnons de Lénine. Leur exécution le 25 août ne provoqua que peu de réactions dans le monde occidental.
 
 
Le Cri de Paris n° 2057 - 28 août1936 - gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

 
 
     Jean Routier met en scène Staline aux mains ensanglantées s'adressant à Hitler : "Pourquoi cet air dégoûté, camarade Hitler ? Nous sommes faits pour nous serrer la main." Sur les murs du fond, au-dessus de corps manifestement exécutés, deux dates : août 1936 (le procès des 16) ; juin 1934 (nuit du 29 au 30 juin 1934 dite des longs couteaux, pendant laquelle Hitler liquida les rebelles des S.A. et plusieurs centaines d'opposants). Prémonition du pacte germano soviétique d'août 1939.
 
     Comment ne pas rapprocher cette couverture de celle du 21 juillet 1934 légendée "L’Allemagne nous tend la main" qui est une des plus percutantes produites par Jean Routier ? C'est une réaction au discours radiodiffusé de Rudolf Hess, représentant du Führer, le 8 juillet 1934, lançant aux Français un appel de paix.
 

Jean Routier - Le Cri de Paris n° 1947 - 21 juillet 1934 - gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

 

 Notes

[1] n° 91/4, décembre 2019 ; 94/04, décembre 2022.

[2] Georges Bonnet  (Gouvernement Daladier), pacifiste, partisan d'une politique d'apaisement et disposé à faire des concessions à Hitler. La déclaration franco-allemande est signé le 6 décembre 1938 ; elle affirme la volonté de développer des relations pacifiques et de bon voisinage, elle reconnaît les frontières entre les deux pays comme définitives, et déclare que les deux pays se consulteront en cas de difficultés internationales.Voir le texte dans Le Journal du 7 décembre.  Une analyse des conceptions des deux signataires est proposée par Wolfgang Geiger, "La déclaration franco-allemande du 6 décembre 1938 : un événement sous estimé", dans : Les Temps Modernes, 54-605, août-octobre 1999, p. 240-267.

[3] "La contemporaine. Bibliothèque, archives musée des mondes contemporains". C'est le nouveau nom, depuis 2018 de la "Bibliothèque de documentation internationale contemporaine" (BDIC), elle même héritière de la "Bibliothèque-Musée de la Guerre (BMG), créée en 1917. Cette institution est désormais installée sur le campus de l'Université de Paris Nanterre. Elle édite la revue Matériaux pour l'Histoire depuis 1985 (en ligne sur Persée jusqu'en 2005 et sur Cairn depuis 2006). Pour l'historique, voir Hue Joseph. "De la Bibliothèque-Musée de la Guerre à la BDIC". dans : Matériaux pour l'histoire de notre temps, n° 49-50, 1988 (La BDIC à l'aube du XXIe siècle, sous la dir. de René Girault), p. 5-6 [article en ligne : www.persee.fr/doc/mat_0769-3206_1998_num_49_1_410676

Pour accéder à La contemporaine :  http://www.lacontemporaine.fr 

Lien vers l'exposition virtuelle "Caricature et violence de l'Histoire" section "D'une après guerre à l'autre" (sous section 1918-1939)  pour accéder aux visuels et aux commentaires dans les cartels.

[4] Les reproductions données ici ne sont pas celles issues des collections de La contemporaine, mais leur équivalent à la BnF. De même, je livre ici mes propres commentaires des couvertures mais le lecteur peut consulter les cartels de l'exposition qui ne diffèrent pas sur le fond.

[5] Alexandre Sumpf, « De l'antibolchevisme à l'anticommunisme », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 30/12/2022. URL : histoire-image.org/etudes/antibolchevisme-anticommunisme

[6] Par exemple, Le Journal entre le 7 et le 10 août 1935. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7631804d/f1.item

[7] Pour un exposé détaillé des faits, des réactions, et des conséquences, voir Alain Le Moigne, "Août 1935 à Brest : un souffle révolutionnaire aujourd’hui oublié", Mémoires de la Société d'Histoire et d'Archéologie de Bretagne, t. 90, 2012, p. 191-213 (en ligne : https://m.shabretagne.com/scripts/files/5f46773e9505b0.63169536/2012_09.pdf). Voir aussi Danielle Tartakowsky, « Stratégies de la rue. 1934-1936 », Le Mouvement social, no 135,‎ 1986, p. 31–62 [p. 57-58] (en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56211598/f33.item)


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