mardi 24 novembre 2020

Histoires de trains : le 8 h 45 et le 5 h 17

 

     Le n° 2094 des Annales politiques et littéraires, daté du 12 août 1923, publie une histoire sans paroles, intitulée : 8 h. 45, Paris direct (scène de la vie de banlieue).

     En onze dessins répartis sur trois lignes, Jean Routier relate trois quarts d'heure de la vie d'un homme entre son réveil (8 h) et son départ en train pour Paris (8 h 45). La légende se limite à l'indication de l'heure sous chaque dessin. 

Jean Routier - Les Annales politiques et littéraires, 2094, 1923-08-12, p. 185. Coll. part.
  

     Une grande économie de moyens pour décrire le réveil, aux côtés d'une épouse endormie ou encore suggérer l’accélération soudaine du personnage qui craint de rater son train.




 

 L'influence de Caran d'Ache

     Cette petite bande dessinée peut être rapprochée d'une autre histoire de train, dessinée par Caran d'Ache : M. Toutbeau prend l'express de 5 h. 17 m. C'est une séquence beaucoup plus longue, qui contient 38 vignettes et occupe 6 pages. Elle figure dans le volume 5 de la collection Jaquet avec comme provenance indiquée La Revue Illustrée [1]. De fait, on l'y retrouve dans le tome 6, juin-décembre 1888, p. 422-427. 


Collection Jaquet, volume 5
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France








Une différence d'intention

     On ne s'étonnera pas que Caran d'Ache ait pu inspirer Routier. J'ai déjà abordé ce sujet dans un billet du 14 novembre 2015 (Hommage à Caran d'Ache) et j'aurai l'occasion d'y revenir avec d'autres exemples. Toutefois, au-delà de l'anecdote du monsieur qui risque de rater son train, l'intention des deux dessins est différente. Alors que Caran d'Ache dresse le portrait d'un individu précis - M. Toutbeau - aux prises avec l'inertie des choses (les chaussures, l'eau froide, la cravate, les boutons), et son propre désordre (son portefeuille, sa monnaie, son parapluie), et prend plaisir à en détailler la maladresse, Routier nous montre un anonyme maîtrisant assez bien son temps (il déjeune et il achète son journal), même s'il doit courir, et qui, en fin de séquence, rejoint la masse de ses semblables sur le quai de la gare. Voyez la chute : alors que M. Toutbeau se retrouve seul et satisfait dans son compartiment, ce sont trois banlieusards qui lisent leur journal dans le 8 h. 45, comme d'habitude. Le thème de Routier est donc moins la course contre la montre que la répétition d'un comportement quotidien et collectif.  

 

 

 Annexe 

      Comme souvent, ce dessin a connu plusieurs éditions. J'ai rencontré sur un site de vente les six pages du 5 h 17 numérotées de la p. 39 à la p. 43, avec le titre courant en haut de page. La seule indication donnée par le vendeur était :  dessin de presse provenant d'un magazine d'époque, dimensions 24x32cm, 1899. A rechercher donc ! Pour contribuer à la bibliographie de Caran d'Ache, voici trois autres supports repérés :

- L'Almanach de Noël des Annales politiques et littéraires pour 1890 [non consulté]. Le sommaire, annoncé par différents journaux (par ex. Le Temps du 25 novembre 1889), mentionne "Monsieur Toutbeau prend le train de 5 h 17, histoire comique en 38 chapitres". Cet almanach, prime gratuite adressée aux nouveaux abonnés à l'édition illustrée des Annales, n'est pas répandu.

 - La Revue illustrée réutilise le dessin de Caran d'Ache en 1899-1900, mais en le morcelant et en répartissant les cases  dans les publicités de fin de volume, sous un titre légèrement différent (M. Toutbeau prend le train [au lieu de l'express] de 5 h 15 [au lieu de 5 h 17]). La nomenclature des numéros de cette revue et, pour les volumes conservées à la BnF et accessibles dans Gallica, le regroupement des numéros mensuels dans les reliures de fin de semestre  ne facilitent pas la recherche. Les cases 1-9 sont publiées dans le n° du 1er décembre 1899 ; les cases 10-13 dans celui du 15 décembre 1899 ; les cases 14-15 dans celui du 1er janvier 1900. Je n'ai pas trouvé trace des cases suivantes malgré la mention "la suite au prochain numéro". C'est peut-être cet émiettement qui a justifié l'ajout de légendes là où, dans le dessin originel, il n'y avait que des points de suspension. Voici l'exemple des cases 11 et 12 :

Revue illustrée, 15-12-1889 [reliée avec n° 12 du 01-01-1900]
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
 

- Une version anglaise est donnée par The Picture Magazine, 1, janvier-juin 1893, p. 16-17. Ce supplément de The Strand Magazine n'est pas accessible en ligne, mais les pages apparaissent sur deux sites riches en illustrations, sans toutefois des références détaillées [2]. Cette adaptation, condensée en 12 images sur 2 pages (cases 2, 3, 6, 11, 16, 17, 20, 21, 34, 35, 37, 38), est moins efficace et n'a pas la saveur de la version française : on y perd le déroulé de la toilette, ou encore la scène du paiement de la note et de la sollicitation muette d'un pourboire. L'express est celui de 5 h 15 [3].


The Picture Magazine [1893] - Source : The Visual Telling of Stories, site de Chris Mullen


Notes

[1] https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb437422526 [p. 44-48, p. 165]

[2]  Chris Mullen's website : http://fulltable.dyndns.org/VTS/p/pictm/seq/a.htm [fournit le titre de la revue mais pas la date]. Voir aussi le site "Andy's early comics archive"  https://konkykru.com/e.carandache.html [ne fournit pas le titre de la revue, mais date le dessin d'avant 1893].

[3] Il y aurait une recherche à faire sur la circulation des dessins de presse en Europe (délais, adaptation, coût).