dimanche 28 août 2016


Jean Routier, victime de la mise en page (1925)

     La bibliothèque Forney [1] conserve, dans un dossier de défets, un dessin de presse de Jean Routier, intitulé "Les sauveurs du Franc" ; une mention manuscrite (Le Journal, déc. 1925) en précise l'origine. Mais, le dépouillement de ce quotidien dans Gallica n'a pas permis de le retrouver parmi les journaux de ce mois. J'ai d'abord pensé à une erreur de référence jusqu'au moment où j'ai, à nouveau, rencontré ce dessin dans la collection réunie par la petite nièce de Routier, cette fois avec une date précise : 3 décembre 1925.

Le Journal du 3 décembre 

Défet - Bibliothèque Forney, Ville de Paris - Cl. de l'A.
























Défet (doc. de SZR) - Cl. de l'A.
 

      Pourtant, l'édition  du Journal du 3 décembre, numérisée dans Gallica, figure un tout autre dessin, signé par Joseph Hémard.

 Le Journal 1925-12-03
gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


      Une vérification, simple, s'imposait, celle du verso des dessins. Les deux versos - celui du dessin (découpé) de Routier et celui du dessin de Hémard - coïncident : il s'agit bien de la page 2 du Journal du 3 décembre [2]. L'explication ne peut venir que d'une modification intervenue entre deux éditions. Celle de Gallica appartient à l'édition du matin (5 heures), tandis que celle des défets est sans doute antérieure [3]. Reste à se demander pourquoi. La censure est peu vraisemblable. Le changement de dessin est sans doute provoqué par une nécessité technique, permise par la récente innovation, en place dans la grande presse depuis le 1er mai 1924 : le passage de 6 à 7 colonnes et la mise en page "à tiroirs" permettant de modifier la une en fonction de l'actualité [4]. Dans notre cas, le dessin humoristique de première page est passé de 2 colonnes (Routier : col. 4 et 5) à 3 colonnes (Hémard : col. 3 à 5) pour une hauteur moindre. Seule la comparaison entre deux exemplaires complets appartenant respectivement à l'édition du soir et à celle du matin permettrait de valider cette hypothèse. L'actualité de la nuit pourrait justifier ce changement de une. En effet, on craignait le renversement du ministère Briand, difficilement constitué le 28 novembre. Mais à l'issue d'une discussion entamée par les députés le 2 décembre à 11h00, le vote fut favorable au gouvernement mais les résultats n'en furent connus que le 3 à 4h30 du matin [5]. Il fallut donc modifier la une en moins d'une heure.

Le dessin    

     Même si cela n'affecte que rarement les dessins de presse, ce genre d'incident est à prendre en compte lors de la constitution d'un corpus. En effet, ce dessin fut sans doute moins diffusé à Paris qu'en province et son absence de la collection du dépôt légal l'aurait exclu du catalogue sans la présence de défets conservés par le fait du hasard. 
     Un mot sur le dessin. Le gouvernement est empêtré dans des difficultés budgétaires et doit trouver des liquidités (2,640 milliards) avant le 8 décembre. Les journaux énumèrent les pistes envisagées par le ministre des Finances, Louis Loucheur, notamment des augmentations d'impôts. Dans ce contexte le "cheval à phynance" mis en scène par Routier évoque bien sûr celui du Père Ubu (1896) ; dans la pièce de Jarry (1896), le Père Ubu part en guerre monté sur son cheval à phynance dont on sait qu'il était en bois et à roulettes. De nos jours, les économistes et hommes politiques emploient parfois l'expression "pompe à phynances" en l'attribuant à Jarry  chez lequel je ne l'ai pas trouvée. Si l'on voulait demeurer fidèle à la lettre de Jarry, il  serait peut être plus approprié d'évoquer "le voiturin à phynances", ce véhicule qu'utilisait le Père Ubu pour rançonner les paysans :

"Père Ubu. — Je viens donc te dire, t’ordonner et te signifier que tu aies à produire et exhiber promptement ta finance, sinon tu seras massacré. Allons, messeigneurs les salopins de finance, voiturez ici le voiturin à phynances. (On apporte le voiturin.)
Stanislas. — Sire, nous ne sommes inscrits sur le registre que pour cent cinquante-deux rixdales que nous avons déjà payées, il y aura tantôt six semaines à la Saint-Mathieu.
Père Ubu. — C’est fort possible, mais j’ai changé le gouvernement et j’ai fait mettre dans le journal qu’on paierait deux fois tous les impôts et trois fois ceux qui pourront être désignés ultérieurement. Avec ce système, j’aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et je m’en irai." [6]

     Enfin, ce dessin témoigne du goût de Routier pour le dessin politique dont on sait qu'il le pratiquera régulièrement dans Le Cri de Paris entre 1931 et 1939. Dans Le Journal, ses publications sont plus irrégulières : aucun dessin en 1924 mais trois en décembre 1925. J'en ignore les raisons.
     Voici ses deux autres dessins du mois, toujours relatifs aux finances.
- Le premier, du 12 décembre, joue sur deux sens  mot "imposer"  : soumettre à l'impôt ; obligé à accepter. Formellement, on notera que  Routier s'est inspiré d'un dessin d'Abel Faivre (du 22 juin 1924) dont il reprend le schéma mais en en détaillant le décor et surtout en en transformant complètement le sens.


 Le Journal 1925-12-09 - 
Défet - Bibliothèque Forney, Ville de Paris - Cl. de l'A.
























Dessin d'Abel Faivre
 Le Journal 1924-06-22
gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

























- Le second, du 17 décembre, fait allusion à la regrettable inflation, jugée détestable mais indispensable car corollaire du déficit budgétaire et des avances consenties par la Banque de France au Trésor.


 
 Le Journal 1925-12-17 - 
Défet - Bibliothèque Forney, Ville de Paris - Cl. de l'A.

     Le jour où parait ce dernier dessin, Le Journal annonce à ses lecteurs que Loucheur, démissionnaire depuis la veille après son désaveu par la Commission des Finances du Palais Bourbon, est remplacé au ministère par Paul Doumer. Un nouveau plan d'assainissement des finances se prépare...



Notes

[1] Bibliothèque spécialisée de la Ville de Paris.
[2] Plus précisément, un extrait de l'épisode 40 du feuilleton "La tragique croisière du Calypso", roman de Arnould Galopin.
[3] Je ne connais ni le nombre, ni les horaires des éditions du Journal. En 1914, Le Petit Parisien avait 7 éditions : la première, celle de 17 h. destinée à la province éloignée ; la dernière à 4h30 pour Paris (Gilles FEYEL.- La presse en France des origines à 1944. Histoire politique et matérielle. 2e éd., Ellipses Éditions, 2007, p. 138-139.
[4] FEYEL 2007, p. 163.
[5]  298 voix contre 113. Journal Officiel de la République Française. Débats parlementaires. Chambre des députés, 3 décembre 1925(séance du 2 décembre).
[6] Ubu Roi, Acte III scène IV [ https://fr.wikisource.org/wiki/Ubu_roi_(1896)]

Annexe

La page 2 du Journal daté du 3 décembre 1925 et le verso du défet portant le dessin de Routier.




Le verso du dessin de Routier sur le défet de la bibliothèque Forney occupe les colonnes 3 et 4 de la page 2 du Journal daté du 3 décembre 1925, soit les colonnes 4 et 5 de la page 1.

1 commentaire:

  1. Bonjour, ce n'est pas un commentaire sur le texte de l'article, mais sur deux dessins au pochoir que j'ai vu dans une brocante. 2 Pochoirs représentant une chasse à courre (18ème siècle ?) signés Jean Routie. dimension env 20/40. je ne les ai pas achetés mais sont toujours à la vente. cordialement

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