dimanche 26 juin 2016

Inondations et grèves en novembre 1910


        L'actualité atmosphérique et sociale du mois de juin 2016 me fournit l'occasion d'exhumer un dessin particulier de Jean Routier. C'est en effet son premier dessin publié - du moins actuellement repéré. Il parait dans Le Rire, passage obligé de la profession, le 26 novembre 1910. Routier a alors 26 ans.


La Grande Saboteuse - Bon Dieu ! Est-ce qu'elle serait aussi de la C.G.T. ?
 Dessin de Routier
 Le Rire, 408, 26 novembre 1910
gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France 


     J’avoue beaucoup aimer ce dessin, remarquable par l'économie du trait et le réalisme des attitudes. Il me fait invariablement penser au couple du Petit Cirque de Fred. Mais la justification du dessin de ce couple inquiet de la montée des eaux est dans la légende. Routier, comme il le fera souvent par la suite, y télescope deux séries d'événements : les inondations et les troubles sociaux. Inévitablement, le lecteur se demande qui est réellement la Grande Saboteuse : la Seine ou la centrale syndicale ? 

La crue de la Seine de novembre 1910


     On connaît la crue centennale de janvier 2010 avec un niveau  maximum de 8,62 m enregistré le 28 janvier au pont d'Austerlitz et ses inondations catastrophiques largement relatées par la presse. Mais à la mi-novembre, un fort régime de précipitations laissa craindre le retour d'une puissante crue. On s'inquiéta. Les journaux (voir par exemple Le Journal ou Le Petit Parisien) publiaient chaque jour des communiqués avec des cotes : 5,13 m le 14 novembre au Pont d'Austerlitz ; 5,25 m le 15 ; 5,92 m le 19 et enfin 6,01 m le matin du 20 novembre alors que la prévision était de 6,20 m. Ensuite la décrue fut assez rapide et le sujet disparut des quotidiens dès le 24 novembre. Une crue moyenne, voire majeure, mais pas exceptionnelle ; la Loire fut davantage touchée que la Seine...

Le Petit Journal, supplément illustré, dimanche 27 novembre 1910
gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


La C. G. T.


     La loi Waldeck-Rousseau de 1884 autorisait les organisations ouvrières. La Confédération générale du Travail (CGT), créée en 1895, est le premier syndicat interprofessionnel national. D'une histoire complexe, retenons les tensions entre deux lignes politiques : l'orientation révolutionnaire de la direction confédérale, depuis le Congrès de Montpellier (1902), qui se manifeste par des conflits avec le gouvernement ; un courant réformiste qui est décrit comme puissant mais qui mit beaucoup de temps à s'imposer. Entre 1906 et 1909, la CGT avait lancé ou soutenu une série de grèves dures mais qui furent brisées par Clemenceau. Léon Jouhaux, élu secrétaire général en juillet 1909 pour dénouer une crise interne consécutive aux échecs de terrain, était, à ses débuts, hostile à une politique de réformes et partisan de l'action directe, notamment par le biais de mouvements de grève.Ce n'est qu'à partir de 1912 que sa position devint plus pragmatique, son passage au réformisme étant généralement daté de la première guerre mondiale [1]
     La dernière grande offensive fut celle des cheminots (8-19 octobre 1910) conduite par le syndicat national des chemins de fer : la revendication d'un salaire minimum journalier de cinq francs lui donna son nom de "grève de la thune" (appellation populaire de la pièce de cinq francs ou cent sous). Le gouvernement Briand utilisa différents moyens pour la briser : intervention de la troupe, arrestations, révocations, et enfin accusation d'une organisation nationale de sabotage [2].





Le Petit Journal, samedi 15 octobre 1910
gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


      Un mot sur ce terme qui fait alors débat au sein des organisations syndicales, à la tribune de l'Assemblée et dont la presse se fait écho. Le sabotage est une tactique de lutte prônée par les syndicalistes révolutionnaires. L'ouvrage de Guillaume Davranche, journaliste et chercheur, "Trop jeunes pour mourir", consacré à l'histoire du mouvement libertaire entre 1909 et 1914 en détaille les conceptions et les pratiques  qui vont de la grève du zèle à la destruction des équipements et au vandalisme [3]. On y apprend que la police a dénombré 3000 actes de sabotage d'octobre 1910 à juin 1911, dont par exemple des coupures de lignes téléphoniques ou télégraphiques pendant la grève du rail. Mais alors que le sabotage ouvrier avait été adopté par la CGT lors de son congrès de Toulouse en 1897, sur la base d'un rapport intitulé "Boycottage et Sabottage" [sic], l'attitude des syndicalistes face à ce mode d'action n'était pas unanime et surtout évolua. Sébastien Albertelli, agrégé d'histoire, détaille les prises de position et écrit : "Paradoxalement, c'est au moment où ses détracteurs associent le plus étroitement le sabotage à la confédération [entendez la CGT] que celle-ci prend ses distances avec cette pratique." [4]








Le Petit Journal, supplément illustré
dimanche 13 novembre 1910
gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France



















Évocations


     Chacun pourra, au gré de ses préférences, consulter tel ou tel journal parmi les nombreux titres mis en ligne sur Gallica et sans doute y faire des découvertes. Je livre ici quelques-unes de celles que j'y ai faites.

     Le Journal du mercredi 16 novembre 1910 nous offre, en une, un bel exemple de juxtaposition susceptible d'avoir inspiré Routier : "La montée de la Seine donne de nouvelles inquiétudes" et "La défense patronale contre la CGT".



Le Journal, mercredi 16 novembre 1910
gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
 
     Le Rire du 12 novembre 1910 a sélectionné, pour sa rubrique "Le rire à l'étranger", un dessin de Thomas Theodor Heine (1867-1948), extrait de Simplicissimus, hebdomadaire satirique allemand "qui nous prédit la royauté comme issue de nos crises sociales". Il est reproduit en noir et blanc avec une légende traduite, mais on peut facilement en admirer la version en couleur sur le merveilleux site consacré à Simplicissimus [5].
 
 Le Rire, 406, 12 novembre 1910
gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
 

Légende [traduite de l'allemand] :
Après la grève des chemins de fer
- C'était un simple ralentissement de la circulation, ma chère République, mais il faut vous méfier : la prochaine crise serait mortelle. 
Nach dem Eisenbanherstreik
Dessin de Thomas Theodor Heine
  Simplicissimus, 31 octobre 1910
Bibliothèque de Weimar


      Dans le même numéro du Rire, un dessin peu connu de Gus Bofa évoque aussi la CGT, à travers l'image de Bibendum, "gonflable, gonflé et dégonflable" pour reprendre l'expression de M. Potocki [6].



Dessin de Gus Bofa
 Le Rire, 406, 12 novembre 1910
gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

     Ces deux événements - inondations de janvier puis de novembre et grèves de l'automne - ont marqué les esprits. Le Supplément illustré du Petit Journal les retient comme marqueurs de l'année 1910, dans une étonnante allégorie de couverture. L'article "L'explication de nos gravures" justifie leur rapprochement par un point commun, le sabotage : "sabotage des hommes, sabotage de la nature". Mais ce que ne dit pas le texte et que montre l'image, c'est l'opposition entre deux mondes, ouvrier et paysan. Alors que des nuages noirs s'amoncellent au dessus d'un déraillement volontaire, salué par ses auteurs brandissant un drapeau rouge, l'avenir radieux est celui du labeur rural qui sème et récolte ; Marianne repousse de la main l'anarchie de 1910 pour tourner son regard vers le calme et l'ordre qu'elle espère en 1911. 




Le Petit Journal, supplément illustré
dimanche 1 janvier 1911
gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
 


Notes


[1] NARRITSENS (André).- "1908-1910 : crise à la CGT". Les Cahiers de l'Institut d'histoire sociale - CGT, 111, septembre 2009, p. 6-11. En ligne : http://www.ihs.cgt.fr/IMG/pdf_DOSSIER_111.pdf   
[2] VINCENT (Pierre), NARRITSENS (André).- "La grève des cheminots d'octobre 2010". Les Cahiers de l'Institut d'histoire sociale - CGT, 115, septembre 2010, p. 6-11. En ligne : http//www.ihs.cgt.fr/IMG/pdf_1726_CIHS_115.pdf
[3] DAVRANCHE (Guillaume).- Trop jeunes pour mourir : ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914). Préface de Miguel Chueca. Montreuil : L'Insomniaque ; Paris : Libertalia, 2014, 543 p. Une 2e édition, 2016, 558 p., comporte une annexe sur le sabotage ouvrier (1909-1913), intégralement disponible en ligne : http://tropjeunespourmourir.com/post/139901535950/le-sabotage-ouvrier-1909-1913
[4]  ALBERTELLI (Sébastien).- Histoire du sabotage. De la CGT à la Résistance. Paris : Perrin, 2016, 492 p. Chap. 1 : Syndicalisme et sabotage.
[5] http://www.simplicissimus.info/uploads/tx_lombkswjournaldb/1/15/15_31_501.jpg. Chaque numéro de la revue (collection de la bibliothèque de Weimar) est numérisé et consultable aisément sur ce site : 
J'invite aussi à se reporter au site de Michel Lagarde (https://magalerieaparis.wordpress.com/category/simplicissimus/) qui comporte une utile notice sur cette revue.   
[6] POTOCKI (Margarethe), "Gonflé, mais pas gonflant !" Bibendum : un personnage publicitaire prend son autonomie, Ridiculosa, 12, 2005 (Caricature et publicité), Brest, EIRIS-UBO, p. 219-234.  En ligne : http://www.caricaturesetcaricature.com/article-10213456.html.
Cet article ne mentionne pas le dessin de Bofa.

 

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