dimanche 30 novembre 2025

 

14 juillet 1920. 

 Débusquer les dessins de Jean Routier publiés dans la presse étrangère demande beaucoup de persévérance et un peu de chance. Ma base documentaire en contient aujourd’hui 17 dont 14 dans des supports britanniques.

    Quelques uns ne sont que des copies de dessins déjà publiés en France dont les textes – les titres et de rares bulles – ont été traduits à cette occasion, la plupart sont originaux. C’est le cas de cette « fête nationale », parue dans The Bystander du 28 juillet 1920 [1].

 

Jean Routier. Impressions du 14 juillet à Paris. The Bystander 1920-07-28, p. 241. 
interner archive  / archive.org
  

    C’est depuis le 6 juillet 1880 que le 14 juillet est « jour de fête nationale annuelle ».

    Le 14 juillet 1920 est une fête presque normale entre deux manifestations majeures : le 14 juillet 1919 couplé avec le défilé de la Victoire sur les Champs-Élysées - une apothéose selon la presse - et le 11 novembre 1920, transfert de la dépouille du soldat inconnu sous l’arc de triomphe [2].  

    Presque normale, car si le défilé militaire, cette fois sur l’hippodrome de Vincennes, réunit moins de monde que celui de 1919, il demeure encore marqué par le souvenir de la guerre et de la Victoire.

    Mais cette fête avait ceci de particulier que c’était la « première grande revue officielle passée depuis la guerre », entendez qu’elle mettait en scène, en présence de leurs aînés, de jeunes troupes qui n’avaient pas connu le feu, et qui recevaient leur drapeau avant de défiler.

    Célébration patriotique, le 14 juillet est aussi une fête populaire. A l’intention du public britannique, Routier souligne bien cette dualité de la fête nationale.

    Plusieurs scènes prises sur le vif résument cette journée :

 

Le défilé militaire 

    Le général Mangin passe en revue « ses » troupes noires [3]. Ce dessin est une traduction fidèle de la photographie publiée dans Le Journal du 15 juillet 1920, jusque dans l’attitude de Mangin. J’ai réuni en annexe quelques extraits de presse relatant cet épisode.

 

Le Journal 1920-07-15. 
gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

 

 

 

 


 Ce que voit le public

    L’affluence est telle que chacun se précipite pour occuper les meilleurs places. « Les voilà qui arrivent » s’exclame un quidam dont on ne sait s’il annonce à la cantonade, l’arrivée des troupes ou s’il se réjouit de cette bousculade, parfois rentable puisque on a vu en 1919 des profiteurs faisant payer chaises, échelles, tréteaux ou périscopes divers. 

    « Ce que les spectateurs sont en mesure de voir » se résume parfois à des vues de croupes de chevaux des dragons (la 3e brigade de dragons était présente). Mais que fait ce gouailleur qui semble piquer un cheval ?

    Si la presse note que l’affluence fut moindre qu’en 1919, c’est avec des nuances révélatrices :

  • « Une foule énorme » titre Le Petit Parisien qui décrit des milliers de curieux « sur vingt et trente rangs de profondeur ».

  • « Plusieurs centaines de milliers de spectateurs » selon L’Écho de Paris.

  • « Une foule imposante » « On n’eut pas à se bousculer. Il n’y eut pas de ces remous et de ces bourrades qui gâtent trop souvent les grandes fêtes populaires ». (Le Journal)

  • « … bien des places vides sur les estrades improvisées qui craquaient toutes autrefois sous le poids des spectateurs. » relève sur une photo L’Humanité qui, comme Le Populaire (cf. infra), déplore l’enthousiasme populaire, même en décroissance.

    Une photographie de l’Agence Rol donne une idée des tribunes improvisées :


1920-07-14 - revue des troupes de garnison de Paris à l'hippodrome de Vincennes - cl. Agence Rol

 

 

 La fête populaire

    Scène de bal de rue, analogue à celle photographiée par l’Agence photographique Rol, rue du Faubourg Saint-Denis, et à la description journalistique du Petit Parisien. A cette différence que la photo représente un limonaire (orgue mécanique pour foires et bals) alors que Routier fait appel à un trio avec trompettes et trombone.

 




 

 

 

 

 
1920-07-14  - Bal populaire - cl. Agence Rol
gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département estampes
 

Le Petit Parisien, 1920-07-15
gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

 

En guise de conclusion, deux autres visions dessinées du 14 juillet :

La planche de Routier décrit de manière humoristique des instantanés de la journée. Il ne prétend à rien d'autre (ce n'est qu'à partir de 1930 qu'il produira des dessins politiques). Dans la mesure où ma recherche documentaire pour contextualiser ces scènes m'a fourni des dessins d'autres illustrateurs, au ton différent, autant les partager et souligner les difficultés de ce qu'on nomme "la sortie de guerre".

 

Charles Jodelet (1883-1973) - Le Petit Journal du 15 juillet 1920

 

 
Nob (1880-1935) - Le Rire du 17 juillet 1920 - 
Collection Jaquet vol. 111 (Artistes divers : série 2, tome 3)
 gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

    

 Alors que Jodelet montre une scène joyeuse, Marianne dansant avec un soldat, ce qui n'aurait pas déparé un an plus tôt, Nob met en scène un homme accablé, marchant avec une canne, passant devant des boutiques où s'affichent des prix qu'on devine élevés. La légende est limpide : le défilé du 14 juillet 1920 n'a plus rien à voir avec celui du 14 juillet 1919. Le vainqueur l'est-il encore ? Nob (= Marcel Noblot) fait partie de ces dessinateurs, pessimistes mais lucides, qui constatent que la Victoire est chèrement payée : deuil de masse ; "vie chère", c'est-à-dire dégradation du franc et inflation ; traité de paix décevant ; crainte du réarmement. Comme le dessinateur et peintre Felix del Marle (1889-1952), il traduit le trouble français et les craintes d'un déclassement. [4]

 

Notes

[1] The Bystander est un hebdomadaire publié à Londres. Fondé en 1903, à l’intention des classes moyennes supérieures et supérieures, il comportait des rubriques variées : actualités littéraires et théâtrales, politique, affaires étrangères et sports ; il publiait également des dessins, des bandes dessinées et des nouvelles. Il est possible que Routier ait eu accès à cette publication grâce à Henry-Mayo Bateman (1887-1970), dessinateur humoristique et caricaturiste britannique, prolifique. Ils ont tous deux publié dans la revue « L’Automobile aux armées » en 1917-1918. J’ai trouvé des échanges de vœux datés de 1947 et 1949 (Collection A.Z.). Enfin, on peut déceler une influence de Bateman dans certaines histoires muettes dessinées par Routier. De quoi nourrir un billet !
 
[2] Cf :Becker Annette. Du 14 juillet 1919 au 11 novembre 1920 mort, où est ta victoire ?. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°49, janvier-mars 1996. p. 31-44. https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1996_num_49_1_3482 

[3] Charles Mangin (1866-1925), officier d’infanterie coloniale, débuta sa carrière en Afrique. En 1896, il est chargé de recruter 150 tirailleurs africains pour la mission « Congo-Nil » du capitaine Marchand qui visait à relier l’A. O. F. à Djibouti. Dans un ouvrage – La Force Noire (Hachette, 365 p. , en ligne sur Gallica) – il prône le recours aux indigènes en cas de conflit européen pour pallier le manque d’effectif de l’armée (perte prévisible de 61 000 appelés entre 1907 et 1928), dû à la baisse de la natalité. Il en apprécie la discipline et en vante les qualités martiales. Sa proposition ne fut que mollement suivie par l’État-major ; il fallut attendre 1914 et un ministre de la guerre favorable à ce recrutement pour engager des soldats africains. Mangin, devenu général de brigade en 1913, eut l’occasion d’utiliser la force noire, notamment au chemin des Dames, en avril 1917, où sur 15 000 tirailleurs sénégalais engagés, 6 000 furent tués. Les chiffres globaux varient : 180 à 190 000 Africains mobilisés dont 25 à 29 000 tués et 36 000 blessées. Après guerre, on constate des réactions contrastées allant de la reconnaissance à ces troupes d’Outre-Mer (Reims consacre en 1924 un monument aux héros de l’armée noire qui ont défendu la ville en 1918.) au rejet raciste (Le Populaire, journal socialiste, du 13 avril 1920 publie, en une, un article non signé intitulé « Le rappel des noirs. Il était temps » stigmatisant « le scandale de l’emploi de demi-sauvages d’Afrique comme troupes d’occupation en un pays européen ». Le ministre de la guerre entama des poursuites judiciaires contre le journal.

 
[4] On trouve un ton identique dans un propos introductif du journal L’Œuvre du 15 juillet 1920 : " (…) l'heure n’est plus aux orgie de luminaire qui faisaient jadis le plus clair des réjouissances populaires à cette date consacrée. Les inquiétudes qu'inspire notre situation en ce qui concerne l' approvisionnement en charbon, et les échos fâcheux qui nous reviennent de Spa ont incité les pouvoirs publics à l'économie. Qui pourrait le leur reprocher ? La fête s'en ressent, cependant. Elle se ressent aussi des préoccupations de toutes sortes qui assombrissent ces premières années de paix. On s'amusera de meilleur cœur, on retrouvera l'enthousiasme de jadis au spectacle des pluies d'étoiles et des serpentins de feu, quand la vie sera moins dure, et quand, à défaut des fruits, bien lents à mûrir, de notre victoire, nous aurons retrouvé l'abondance et la sécurité du lendemain."

 

 Annexes

 

Félix Vallotton. Général Mangin-  
MAH Musée d'art et d'histoire, Ville de Genève.



 

 
Revue de la presse du 15 juillet concernant le général Mangin.

Le Petit Parisien 15 juillet 1920 :

« Quand les régiments noirs eurent reçu leur drapeau, le général Mangin, simplement, gravement, s’avança sur leur front et les salua l’un après l’autre, les talons joints, la face levée, les yeux durcis dans une volonté de dominer l’émoi profond qui le bouleversait et que décelait seule une légère crispation à la commissure des lèvres. Il ne dit rien,. Il n’aurait pas pu… peut-être !

Mais ses noirs le comprirent. Et, raides, les poings crispés sur leur arme, immobiles comme des statues, ils communièrent avec leur chef, leur guide, leur ami... »

L’Écho de Paris, 15 juillet 1920 :

« Tandis que les ministres et les généraux remontent dans la tribune, le général Mangin, seul, se dirige sur le front des drapeaux des régiments coloniaux, qui viennent d’être remis à leurs colonels. Tous ces chefs sont des amis pour le général Mangin, qui adore ses troupes, tous ces Sénégalais le voient venir à eux avec un large sourire. Mangin les passe rapidement en revue, serre la main des colonels, cependant que la foule qui a compris la charmante spontanéité du grand chef pousse des acclamations et des cris de « Vive Mangin ». (Eugène Tardieu)

(...)

Le 21e et le 23e d’infanterie coloniale et les tirailleurs sénégalais et marocains ont défilé dans un style impeccable, et sous un tonnerre d’acclamations. »

 Excelsior, 15 juillet 1920

 Simple et grave, le général s'avança sur le front des troupes. Il s'arrêta devant chaque drapeau, les talons joints, le front haut le regard droit, sa face énergique un peu crispée par une émotion profonde...et il fit le plus réglementaire salut.

Le chef aimé et obéi de nos troupes noires ne dit pas une parole. Mais ses hommes le comprirent et, dans leur face de bronze, leurs yeux d'émail eurent un regard d'indicible fierté. 

[L'article se poursuit  par des propos du général Mangin]

Le Figaro, 15 juillet 1920

« Le général Mangin passe l’inspection des tirailleurs sénégalais, magnifiques et fiers et il est l’objet d’une ovation. »


Le Journal, 15 juillet 1920

« Les acclamations redoublèrent quand le général Mangin se détacha du groupe officiel pour aller inspecter ses Sénégalais(…) »

« (...)Tandis que ministres et généraux vont se placer dans les tribunes, pour assister au défilé, le général Mangin est l'objet d'acclamations enthousiastes, au moment où il va saluer les Sénégalais et reconnaître quelques uns de ses anciens compagnons d’arme. « Vive Mangin ! » crie le public. »


L’Œuvre, 15 juillet 1920

« On remarque le général Mangin dont le grand cordon neuf barre toute la poitrine et qui, sous des applaudissements nourris, fixe la foule de son regard d’acier. »


Le Populaire de Paris, journal socialiste du soir, 15 juillet 1920 [SFIO]

« Cent trente et un an après [la prise de la Bastille], le Paris des faubourgs acclame l’armée et les chefs militaires. Triste recul des temps ! On danse sur les cadavres !

Cette nuit, les habitants de paris ont dansé au coin des carrefours ; ils recommencent ce soir. La fête nationale populaire est devenue le jour favori de la saoulerie et de la débauche. Paris oubli le nombre effroyable de ceux qui sont morts pendant cinq ans. (…)

Mangin acclamé !!! Des soldats rendent les honneurs. Parmi eux, plusieurs compagnies de troupes noires, hommes enlevés à leurs pays barbares, pour participer aujourd’hui à l’œuvre de civilisation ! Le général Mangin vient parader devant eux. Son nom circule de bouche en bouche, et j’assiste à la plus décevante des manifestations chauvinistes. Les milliers d’assistant sont debout, ils acclament celui que ceux qui sont morts avaient dénommé « le boucher ».

 

L’Humanité, Journal socialiste, 15 juillet 1920

« Les noirs eux-mêmes avaient été invités à « la fête ». Ils sont passés dans leurs uniformes kakis. Et ils ont été applaudis. Ils triomphèrent, là, comme dans les orchestres de jazz-band. Dans tous les plaisirs d’après guerre, ils montrent, en effet, une évidente supériorité sur les blancs…

(...)

L’Armée de la Victoire est belle, certes, pensent probablement les plus chauvins, mais elle est lourde. Et la Victoire elle-même, jusqu’à présent, s’est traduite pour nous par des difficultés économiques inextricables... »

 

 

Ministère de la Guerre / Carton d'invitation / Revue du 14 juillet 1920 /
Paris Musées : Musée Carnavalet, Histoire de Paris